L’important pour vivre à ce point les choses est de bien entrer dans la musique. C’est une aventure difficile et rare à obtenir. À la base de tout, précisons-le tout de suite, il existe un état de grâce. C’est par là en réalité que tout commence. Soyons conscients que souvent, lorsque nous écoutons une musique (et nous en écoutons beaucoup dans cette ère de musique enregistrée), nous restons à l’extérieur de cette musique. Nous n’entendons qu’une carapace, qu’une forme, certes agréable, mais nous ne la transcendons pas, et avec Monsieur de La Palice nous pourrions dire que tant que nous ne sommes pas entrés à l’intérieur d’une œuvre, c’est que nous sommes restés au-dehors.
À la base, bien sûr, il y a un état de concentration et d’oubli du monde extérieur : on écoute la musique (et nous partons du principe qu’il faut l’écouter attentivement); ensuite, soit notre esprit décroche et la musique n’est plus qu’un soutien à une vague rêverie, soit notre concentration demeure et nous ne pouvons plus quitter la musique. À partir de ce moment, le monde semble s’ouvrir, il semble éclater et on passe derrière le mur déjà si ténu de la matière musicale, pour découvrir ce qu’Emmanuel Kant appelait le Noumène, c’est-à-dire le modèle vrai de toutes choses, l’objet réel, la sensation vraie et non plus leurs ombres. Pour expliquer la différence entre le monde du « phénomène » dans lequel nous vivons et le monde du « Noumène », nous allons nous inspirer de Platon. Platon imagine que l’homme est enchaîné à l’intérieur d’une caverne, les yeux tournés vers le fond, et ne peut connaître le monde extérieur véritable que par les ombres projetées sur la paroi : l’homme vit dans une illusion.
Il se passe, dans cet état de conscience, des choses intéressantes : d’abord un état de sensibilité extrême, et surtout un état où toutes les voix, souvent complexes, de l’orchestre symphonique nous apparaissent claires et distinctes, dans leur diversité mais également dans leur unité. Nous percevons le détail de la matière harmonique et le but vers lequel tend l’œuvre. Nous percevons que son harmonie interne est le microcosme de la grande harmonie universelle et que son rythme interne, bien différent de la mesure, est une parcelle de la grande respiration de la nature, de la grande respiration divine : à, travers la diversité, nous percevons I’Unité.
Cette superposition des voix en musique est fort intéressante. C’est ainsi que nous pouvons expliquer ce qui est appelé « musique des sphères ». La musique des sphères, explique Cyril Scott, est une superposition de différentes mélodies : plus il y a de mélodies superposées, plus nous sommes proches de la musique des sphères.
Analysons les impressions qui peuvent se produire durant l’écoute d’une grande fugue de Bach, par exemple : nous voyons apparaître un thème, nous sommes dans un monde. Et soudain, nous entendons apparaître soit ce même thème une deuxième fois, soit un autre thème, une autre mélodie, et nous constatons que ces deux mélodies différentes sont deux mondes qui s’interpénètrent, qui s’harmonisent et se complètent mutuellement. Ensuite, les autres voix qui peuvent entrer, trois, quatre, cinq, six ou plus, renouvellent et renforcent cet effet : à chaque entrée apparaît un nouveau monde qui est en harmonie avec les autres et qui complète et enrichit l’ensemble.
Pour ceux qui connaissent un peu la kabbale, c’est un moyen pour comprendre l’harmonie des séphiroth, chacune ayant une vie autonome mais complétant l’autre et améliorant l’ensemble, le tout formant une voix unique.
Disons-le franchement : celui qui est entré dans la musique a vécu une expérience. Dès lors, il est un expérimentateur du domaine musical, il a vécu, et qui a vécu une expérience musicale ne peut plus parler de la musique d’une façon creuse. Il a quitté le domaine de l’intellect et est entré dans celui de la réalité intérieure vécue.De même que cette vie physique, dans laquelle nous sommes, n’est pas une abstraction, de même la vie intérieure ne devient plus une spéculation intellectuelle mais est vécue. Il y a donc connaissance. Les musiques inspirées ne sont pas un phénomène intellectuel, elles sont différentes de ce qu’en ont fait les musicologues : ce sont des instruments mystiques et spirituels, et c’est leur côté pratique, par les effets psychiques ou mystiques qu’elles peuvent avoir sur nous, qui nous intéresse et qui en fait leur grandeur. C’est un pont qui relie deux mondes.